Il est environ midi et demi lorsque je pose ma manette. J’y suis depuis huit heures le matin même, je ne suis ni fatigué, ni affamé, ni… Rien. En revanche, une petite larme perle sur ma joue droite. Je viens de visionner le générique de fin le plus poignant qu’il m’ait été donné d’observer de ma carrière de joueur. Désormais je le sais, ce malade de Yoko Taro vient de laisser sa griffe sur moi. Désormais je le sais, il faudra que je compte avec lui dans mon paysage personnel. Existentialisme, humanisme, déterminisme et bien d’autres concepts sont à l’œuvre dans ce jeu atypique. Car oui, la philosophie au service de la poésie : voilà ce qu’est Nier : Automata.
Spoilers Alert :
Ce billet traite de Nier : Automata, et parle de l’expérience que j’ai pu connaître avec ce titre. Je vous informe donc qu’il y a des spoilers ! Je ne saurai que trop vous conseiller de ne pas poursuivre votre lecture si vous envisagez de faire le jeu.
Gloire à l’Humanité !
2B, 9S, A2… Derrière ces sobriquet faisant penser à une plaque d’immatriculation mal fichue, se trouve en réalité trois personnages, trois androïdes, trois histoires distinctes. Il y a très longtemps, des aliens débarquèrent sur Terre. Cela marqua le point de départ d’une guerre sanglante et, plus important, qui n’est toujours pas terminée à ce jour. Les humains, par dépit, ce sont enfuis vers la Lune et y campent désormais. C’est en renvoyant sur Terre des puissants androïdes du groupe YoRHa, prêt à se battre à sa place que l’humanité espère un jour reconquérir la planète bleue. Voilà ce que propose de nous narrer Nier : Automata au divers de plusieurs prismes de pensées différents.
Gardons-nous bien de passer sur cette première impression de : « ouais, c’est un truc de mécha avec une nana qui se bat en culotte ! ». C’est bien plus que ça, et nous ne sommes pas ici face à un énième jeu nippon qui se veut aguicheur ou qui propose des expériences étranges. Ici, les choses ont un sens. Pas forcément celui auquel vous pensez, mais un sens tout de même. Un sens qu’il faudra trouver pour certains, comprendre pour d’autres. En réalité, la narration de Yoko Taro propose ici un voyage que chacun peut vivre à son rythme. Le jeu ouvre ses bras à tous les joueurs, vétérans comme néophytes, et propose la même expérience pour tous. Vous n’êtes pas « skillé » ? Aucun problème, le jeu est simple à appréhender ! La difficulté vous effraie ? Pas de soucis, le jeu n’est pas dur ! Vous avez peur de ne rien comprendre ? Rassurez-vous, le scénario sait ce qu’il fait ! En vérité, rien ne doit vous effrayer dans Nier : Automata, car ce n’est pas un gameplay que l’on vient chercher, ni un challenge ou encore une performance quelconque.
En fait, c’est une part de nous-même que nous venons chercher dans Nier : Automata ! Sauf que l’on ne le sait pas au moment où l’on allume sa console !
Oui, c’est de moi.
Les fans de Yoko Taro le savent bien, il est courant de trouver plusieurs fins à ses jeux. Des « fausses fins » qui conduisent toutes à une « vraie ». C’est aussi le cas ici. La première run du jeu est intentionnellement avare en informations. Et pour cause, Yoko Taro a compris que la première bouchée n’est souvent qu’une prise de température de la part du joueur. Un trempage d’orteil timide et discret. Il n’est donc pas utile de tout dévoiler lors de cette première fois. Pourtant, les premières clés de compréhensions commencent à être distillées, sans que l’on en comprenne vraiment le sens.
Ah ! Que c’est rigolo, de voir un robot qui se nomme Jean-Paul et qui nous parle d’existentialisme (NDLR : en référence à Jean-Paul Sartres) ou d’un autre qui se nomme Blaise Pascal, qui s’intéresse à la philosophie et souhaite lire les « Pensées ». C’est plaisant ! Autant de moments où l’on pointe son écran du doigt, tel un meme de Di Caprio, pour souligner « Ah ! J’ai la ref ! ». Pourtant, ces petits détails qui semblent anecdotiques prennent en fait une toute autre saveur durant les runs suivantes. Le Boss de Simone en est un parfait, et triste, exemple.
Tout cela pour dire une simple chose : Yoko Taro a compris que les premières lectures sont les plus insuffisantes. On ne peut s’arrêter à une simple et seule première lecture. À l’heure où les réseaux sociaux nous demandant à tous d’avoir un avis dans la seconde et de réagir sous le coup de l’émotion, Yoko Taro prend le contrepied et propose une œuvre délibérément « lente » à parcourir pour accentuer ce sentiment de redécouverte et, surtout, d’affinage de la pensée. Plus que lente, il faudra même la « revivre » sous un autre point de vue. Généralement, les jeux vidéo qui se veulent « meta » proposent de commencer leur aventure avec un manichéisme plutôt relatif (d’un côté les gentils, de l’autre les méchants), et de brouiller cette frontière en cours, voire en fin de jeu. Nier : Automata ne brouille pas cette frontière : il l’explose en mille morceaux.
Pourquoi alors choisir que ce titre met la philosophie au service de la poésie ? Il est de coutume dans la création de scénario d’utiliser des dualités sur lesquelles composer avec les personnages ou les événements. La dualité présente ici est que la philosophie, qui est un des domaine le « plus humain qui soit », soit reprit et poursuivit par… Des robots ! Des machines qui, de fait, ne peuvent en comprendre le sens ! Ce décalage volontaire fonctionne ici à merveille. On voit d’ailleurs très vite que si beaucoup de machines n’en réalisent pas vraiment le sens, cela ne les empêchent pas de chercher à nous imiter, alors même qu’elles ne comprennent pas la finalité de leurs actes. Il est ironique que des machines, créées par des humains, cherchent à copier leurs créateurs… Quelque part, c’est un peu comme des humains, créés par « Dieu », qui chercheraient à imiter ce dernier alors même qu’on ne comprend pas vraiment la finalité de nos actions… La vie, la mort… Le sens de la vie… Toi même tu sais !
La force de Yoko Taro n’est donc pas d’inventer de nouvelles voies narratives, mais, à l’inverse, de nous faire revenir à quelque chose de plus essentiel ; de plus intimiste. Ce que j’y vois, pour ma part, c’est une invitation à « re »prendre le temps d’apprécier et de déguster les œuvres que je consomme. De mettre un coup de frein sur des habitudes qui nous font aller à cent à l’heure sans pleinement apprécier ce qui se déroule sous nos yeux.
Et ce sentiment est d’autant plus vrai que je le vois dans ma vie professionnelle. En effet, je suis « animateur multimédia » dans l’éducation populaire, et un de mes rôles est de faire de la prévention sur les sujets liés au numérique (l’e-réputation, l’utilisation des données, etc.). De facto, je suis déjà confronté au fait que nous vivons dans une « société de l’attention« . Ce qui se monnaye aujourd’hui, c’est notre « temps d’attention ». Les vidéos se lisent toutes seules pour ne plus que nous partions. Les pubs et les annonces défilent de plus en plus sournoisement, pour éviter de nous focaliser sur autre chose. Les algorithmes s’affinent pour nous proposer des choses qui nous « captent » de plus en plus et de plus en plus vite… Bref, nous recherchons des gratifications immédiates et parfois futiles… Cela peut parfois nous détourner d’autres choses plus valorisantes.
Le choix de Yoko Taro de nous faire croire que nous nous battons pour l’espèce humaine avant de nous surprendre et de nous avouer son extinction il y a déjà bien longtemps avant les événements du jeu n’est pour moi pas anodin. Voulant peut-être vivre « trop vite », sans prendre le temps… Comme un exemple de ce qui nous attend si l’on continue dans notre monde actuel (bon, on en est sûr, mais entre le prédire et le comprendre, il y a un monde). Cela sonne un peu comme une « fausse fin ». Non ? Ne reste que l’héritage de l’humanité, perdu dans un cycle sans vie, comme une machine qui boote et reboote… L’Histoire se répète, a-t-on souvent coutume de dire.
Enfin, on notera que c’est dans sa dernière fin, la « Fin E », que le jeu fait son dernier coup d’éclat. Après avoir passé une trentaine d’heures (si ce n’est plus) à nous questionner sur l’intelligence artificielle, la vie mécanique, les humains, et le reste : il nous offre sa plus grande preuve d’humanité. Là où le jeu lui-même bouscule les codes et casse tous les murs présents. Le jeu, littéralement, nous « empêche » de le terminer, via un mini-jeu pensé pour nous exterminer à coup sûr.
C’est lorsque l’on souhaite abandonner que, en fond, se dessinent des petites phrases énigmatiques.
– « Tiens bon, tu vas y arriver — Dave, Etats-Unis ! ».
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– « Courage, moi aussi j’ai galéré, tiens bon ! — W0lfu, Japon ! »
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– « On y croit, vas-y, fonce ! — Silk@y, Corée ! »
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On comprend très vite que ces petits messages sont en réalité d’autres joueurs, qui viennent nous encourager. Des messages qui nous incitent à ne pas abandonner. Parce que oui, nous aussi avons le droit de voir la fin du jeu. C’est lorsque l’on en a marre que, une dernière fois, le jeu nous demande si l’on souhaite de l’aide. Répondre oui nous fait apparaître l’avatar d’un autre joueur, au hasard, qui vient nous prêter main forte pour réussir à passer cette dernière épreuve. La musique en fond, The Weight of the World (sublime), déjà enivrante se voit rajouter des chœurs, et le tout mélangé donne une sensation « d’union universelle ». Puis, un autre joueur arrive… Puis un autre, et encore un autre… Notre avatar solitaire devient escadron (l’inverse du début du jeu). Soudain, on ne se sent plus seul. On ne connaît pas ces gens-là, on ne sait d’où ils viennent, mais on se sent « faire unité ». Au sortir d’une année de confinement assez lourde… Les émotions étaient là, je peux vous l’assurer…
Nier : Automata, dans tous ces sens, toutes ces approches, est venu me mettre une claque exosphérique. Le genre de tarte si monumentale que son message et son ton ont suffit à remettre en question et à repenser certaines choses dans ma vie. Et c’est vrai que le titre fait fort. Nous faire apprécier des personnages mécaniques… Nous faire pleurer pour eux… Nous remettre en question… En retirer des leçons… S’émerveiller de panoramas chaotiques… Voilà là où la philosophie rejoint la poésie. D’un certain point de vue…
Débattre, penser, repenser, s’émerveiller, se remettre en question : n’est-ce pas ça, philosopher ?
Oui, c’est toujours de moi !
Merci à vous de m’avoir lu (si vous êtes encore là). Ce billet est ce pourquoi j’aime avoir un blog, un espace d’expression libre. J’ai bien conscience d’avoir éludé d’autres personnages et d’autres événements qui auraient pu trouver leurs places dans ce billet. Comme vous l’avez compris, il est très personnel et ne reflète donc que ma pensée propre. Je suis curieux de savoir si, toi lecteur inconnu, tu as déjà ressenti un bouleversement similaire au mien dans un jeu vidéo, film, album, autre… ?